“Dans cette société de concurrence généralisée, l’image du consommateur est sacralisée. Il devient la figure, la mesure et la vérité de l’intérêt général. Le projet égalitaire se confond en lui avec la destruction des rentes et des monopoles, le droit pour chacun d’accroître son pouvoir d’achat et d’élargir le champ de ses choix. Dans l’idéologie contemporaine, la destruction des privilèges a pris ce nouveau visage de l’exaltation de la concurrence. C’est une nouvelle culture du choix qui triomphe sous son étendard : l’idéal d’une existence augmentée s’est rapetissé en une possibilité sans cesse plus large d’arbitrage entre des produits. Les bénéfices immédiatement sensibles du consommateur ont ainsi permis de faire oublier les désenchantements du citoyen et de racheter son impuissance. L’attention à sa marge de manoeuvre effectivement accrue a supplanté le souci de l’égalité sociale ; la question de la destruction des monopoles s’est substituée à celle de la réduction des inégalités. L’idéal du bien a ouvertement pris la forme d’une protection incondition-
nelle de ce consommateur. Sa défense finit presque du même coup par se faire passer pour le dernier mot du militantisme et de l’action publique.
[…]
Cette idéologie a prospéré sur ce terreau du vide politique, mais elle ne l’a pas créé (tout en participant évidemment ensuite à son entretien). Elle a pris de l’ascendant parce que, face à une définition ressentie comme plus problématique ou plus controversée d’un intérêt général, elle a donné une consistance directement tangible au fait modeste, mais quotidiennement appréciable, d’une capacité de libre choix accrue des individus, que cela se manifeste sur le terrain peu exaltant des produits de consommation courante ou sur celui plus conséquent de l’école de ses enfants. Ces individus peuvent manifester leur malaise devant l’évidement du politique, mais ils ne sont pas prêts à renoncer à ces petits pouvoirs, quelles que soient leurs limites. La société de concurrence généralisée peut ainsi être ouvertement et globalement vilipendée tout en étant silencieusement validée”.
La société des égaux , pp 326-328
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